Home / Lettres à une inconnue: Précédée d'une étude sur P. Mérimée par H. Taine (Complete)
J'ai rencontré plusieurs fois Mérimée dans le monde. C'était un homme grand, droit, pâle, et qui, sauf le sourire, avait l'apparence d'un Anglais; du moins, il avait cet air froid, distant, qui écarte d'avance toute familiarité. Rien qu'à le voir, on sentatit en lui le flegme naturel ou acquis, l'empire de soi, la volonté et l'habitude de ne pas donner prise. En cérémonie surtout, sa physionomie était impassible. Même dans l'intimité et lorsqu'il contait une anecdote bouffonne, sa voix restait unie, toute calme; jamais d'éclat ni d'élan; il disait les détails les plus saugrenus, en termes propres, du ton d'un homme qui demande une tasse de thé. La sensibilité chez lui était domptée jusqu'à paraître absente; non qu'elle le fût: tout au contraire; mais il y a des chevaux de race si bien mâtés par leur maître, qu'une fois sous sa main, ils ne se permettent plus un soubresaut. Il faut dire que le dressage avait commencé de bonne heure. À dix ou onze ans, je crois, ayant commis quelque faute, il fut grondé très-sévèrement et renvoyé du salon; pleurant, bouleversé, il venait de fermer la porte, lorsqu'il entendit rire; quelqu'un disait: «Ce pauvre enfant! il nous croit bien en colère!»—L'idée d'être dupe le révolta, il se jura de réprimer une sensibilité si humiliante, et tint parole. Μέμνησο ἁπιστεῖν (souviens-toi d'être en défiance) telle fut sa devise. Être en garde contre l'expansion, l'entraînement et l'enthousiasme, ne jamais se livrer tout entier, réserver toujours une part de soi-même, n'être dupe ni d'autrui, ni de soi, agir et écrire comme en la présence perpétuelle d'un spectateur indifférent, être soi-même ce spectateur, voilà le trait de plus en plus fort qui s'est gravé dans son caractère, pour laisser une empreinte dans toutes les parties de sa vie, de son œuvre et de son talent.
Il a vécu en amateur: on ne peut guère vivre autrement quand on a la disposition critique; à force de retourner la tapisserie, on finit par la voir habituellement à l'envers. En ce cas, au lieu de personnages beaux et bien posés, on contemple des bouts de ficelle; il est difficile alors d'entrer avec abnégation et comme ouvrier dans une œuvre commune, d'appartenir même au parti que l'on sert, même à l'école que l'on préfère, même à la science qu'on cultive, même à l'art où on excelle; si parfois on descend en volontaire dans la mêlée, le plus souvent on se tient à part. Il eut de bonne heure quelque aisance, puis un emploi commode et intéressant, l'inspection des monuments historiques, puis une place au sénat et des habitudes à la cour. Aux monuments historiques, il fut compétent, actif et utile; au sénat, il eut le bon goût d'être le plus souvent absent ou muet; à la cour, il avait son indépendance et son franc-parler. Voyager, étudier, regarder, se promener à travers les hommes et les choses, telle a été son occupation; ses attaches officielles ne le gênaient pas. D'ailleurs, un homme d'autant d'esprit se fait respecter quand même; son ironie transperce les mieux cuirassés. Il faut voir avec quelle désinvolture il la manie, jusqu'à la tourner contre lui-même, et faire coup double.—Un jour, à Biarritz, il avait lu une de ses nouvelles devant l'impératrice. «Peu après ma lecture, je reçois la visite d'un homme de la police, se disant envoyé par la grande-duchesse. «Qu'y a-t-il pour votre service?—Je viens, de la part de Son Altesse impériale, vous prier ce venir ce soir chez elle avec votre roman.—Quel roman?—Celui que vous avez lu l'autre jour à Sa Majesté.» Je répondis que j'avais l'honneur d'être le bouffon de Sa Majesté et que je ne pouvais aller travailler en ville sans sa permission; et je courus tout de suite lui raconter la chose. Je m'attendais qu'il en résulterait au moins une guerre avec la Russie, et je fus un peu mortifié que non-seulement on m'autorisât, mais encore qu'on me priât d'aller le soir chez la grande-duchesse, à qui on avait donné le policeman comme factotum. Cependant, pour me soulager, j'écrivis à la grande-duchesse une lettre d'assez bonne encre.—Cette lettre «d'assez bonne encre» serait une pièce curieuse, et je suis sûr qu'on ne lui a plus envoyé le factotum.—Quant aux corps constitués, il n'est guère possible de les aborder avec plus de sérieux extérieur et moins de déférence intime. Grave, digne, posé dans sa cravate, quand il faisait une visite académique ou improvisait un discours public, ses façons étaient irréprochables; cependant, en sourdine, la serinette d'arrière-plan jouait un air comique qui tournait en ridicule l'orateur et les auditeurs. «Le président des antiquaires s'est levé et tout le monde avec lui. Il a pris la parole et a dit qu'il proposait de boire à ma santé, attendu que j'étais remarquable à trois points de vue, c'est à savoir: comme sénateur, comme homme de lettres et comme savant. Il n'y avait que la table entre nous, et j'avais une grande envie de lui jeter à la tête un plat de gelée au rhum... Le lendemain, j'ai entendu le procès-verbal de la veille, où il était dit que j'avais parlé très-éloquemment. J'ai fait un speech pour que le procès-verbal fût purgé de tout adverbe, mais en vain.»—Candidat à l'Académie des inscriptions, et conduit chez des érudits d'aspect redoutable, il écrivait au retour: «Avez-vous jamais vu des chiens entrer dans le terrier d'un blaireau? Quand ils ont quelque expérience, ils font une mine effroyable en y entrant, et souvent ils en sortent plus vite qu'ils n'y sont entrés, car c'est une vilaine bête à visiter que le blaireau. Je pense toujours au blaireau en tenant le cordon de la sonnette d'un académicien, et je me vois in the mind's eye tout à fait semblable au chien que je vous disais. Je n'ai pas encore été mordu cependant; mais j'ai fait de drôles de rencontres.»—Il fut reçu et eut, à côté des autres, son terrier archéologique. Mais on devine bien qu'il n'était pas d'humeur à se confiner dans celui-ci ni dans un autre; tous ceux qu'il habita avaient plusieurs sorties. Il y avait en lui deux personnages: l'un qui, engagé dans la société, s'y acquittait correctement de la besogne obligée et de la parade convenable; l'autre qui se tenait à côté ou au-dessus du premier, et, d'un air narquois ou résigné, le regardait faire.